Analyse – Résultats 2014 : quand les équipementiers vont, tout va ?

Les grands équipementierds automobiles vont bien. Très bien même. Après une année 2013 en prigrès, l’année 2014 s’est terminée en fanfare financière. Ils vont si bien qu’il faut se rendre à l’évidence : ce sont eux qui tirent maintenant l’innovation. Ce sont eux qui attirent l’intérêt des investisseurs. Et ce sont eux qui sont devenus les « gardes du corps » de toute l’industrie automobile. Finiront-ils par en oublier la rechange qui les a pourtant bien aidés à devenir Rois ?

«Quand je vois ça, j’ai ma pression artérielle qui grimpe !», confiait mi-2014 Sergio Marchionne, le patron d’un bien malade Fiat-Chrysler, en se disant «hypnotisé» par les marges à deux chiffres réalisées par les équipementiers automobiles. Les résultats de l’année 2014 ne risquent pas de faire baisser sa jalouse hypertension.

Des équipementiers presque trop rentables

Même en ce qui concerne les résultats des équipementiers français. Valeo vient de se féliciter d’un chiffre d’affaires «record» et de résultats «records» : 12,72 milliards d’euros (+9%) pour un bénéfice net de 562 millions, en hausse de 28% ! Faurecia, porté par sa stratégie chinoise, a retrouvé une profitabilité certes encore basse (166 millions d’euros pour 18,83 milliards d’euros) mais prometteuse grâce à des «progressions de marge particulièrement remarquables en Europe et en Asie». Il ambitionne toujours plus de 21 millions d’euros de CA en 2016, soit environ +8%. Et que dire de Bosch dont les résultats encore provisoires dévoilés fin janvier affichent un bénéfice de presque 3 milliards, soit 6,1% de ses 48,9 milliards d’euros de CA, lui-même en croissance de +6,2% en 2014. Si le premier équipementier mondial n’est pas coté en Bourse (donc nullement tenu d’entrer dans les détails), il concède tout de même pudiquement que sa division automobile a enregistré en 2014 «une nette hausse du chiffre d’affaires»…

Deux constats-clés font cette force des fournisseurs de l’automobile. Le premier les embarrasse un peu, eux qui ont pour tradition de marcher humblement un pas derrière les constructeurs-donneurs d’ordres : ce sont les équipementiers du premier rang qui portent pour l’essentiel les innovations automobiles, donc les produits à fortes valeurs ajoutées, donc ceux pourvoyeurs de ces marges qui agacent tant le patron de Fiat.

L’autre constat plus facilement avouable, c’est que ces grands équipementiers ont su suivre et même parfois précéder les clients constructeurs dans la conquête du “Far-East”. Tous le reconnaissent : c’est souvent l’Asie, la Chine en tête pour être devenue pour longtemps le premier marché automobile mondial, qui constitue le “booster” de leur développement et de leurs résultats. La mondialisation est porteuse. L’exemple de Faurecia encore : son propriétaire PSA n’est plus que son troisième client (14% de son activité), derrière les très mondialisés Volkswagen (25%) et Ford (15%).

Les «chouchous» des analystes boursiers

Et quand ils savent en outre surfer sur des gammes de produits favorisant la très stratégique voiture propre, c’est l’effet “kiss cool” garanti : non seulement ils bénéficient des volumes fournis par les croissances volumiques des marchés automobile hier dits «émergents» et dorénavant «émergés», mais ils profitent, cette fois même sur les vieux marchés aussi matures qu’atones, de cette attente qualitative qui veut faire urgemment baisser les émissions polluantes. C’est évidemment le cas d’un Valeo dont les gammes de produits qui font aujourd’hui sa richesse sont principalement celles qui suivent l’exigence des baisses de consommation. L’industrie auto a tellement peur de se pendre en asphyxiant le monde, qu’elle paie volontiers le prix de sa “vertitude”…

Tout cela fait certes une belle jambe aux implantations et aux emplois européens. Car c’est souvent dans la douleur des licenciements et des restructurations sur ce vieux Continent saturé d’autos et de coûts de production que les équipementiers ont trouvé à la fois les ressources pour s’en aller conquérir la planète et les moyens pour s’approprier l’innovation. Mais c’est aussi pourquoi les analystes se multiplient qui louent le «pricing power» des équipementiers, c’est-à-dire leur succulente attractivité boursière.

Des exemples comme le rachat récent de TRW par ZF, annoncé alors du dernier Automechanika ont su, mieux que la plus fine des analyses, souligner cette séduisante potentialité financière. L’Allemand s’est offert l’Américain pour la bagatelle de… 13,5 milliards de dollars ! L’étude de Deloitte ne risque pas d’inverser cette appétissante image : elle soulignait fin 2013 sur la foi d’un panel de 213 équipementiers que ces derniers ont généré pas moins de 160 milliards de dollars de création de valeur pour l’actionnaire en dix ans… dont 68 en Europe ! Sur la période 2002-2012, le seul premier tiers des plus performants a fait progresser de… 438% la valeur en cumulé, pour l’actionnaire toujours, pendant que les plus mauvais n’en détruisaient “que” 18%. C’est dire si les vents leur sont favorables…

Aux avant-postes de l’innovation

Avant, quand était encore respectée l’historique hiérarchie entre constructeurs surpuissants et sous-traitants dépendants, c’était les premiers qui tiraient les seconds. De toute évidence aujourd’hui, ce sont maintenant les seconds qui poussent les premiers, puisque ce sont leurs innovations, leurs forces de propositions, qui irriguent les évolutions les plus marquantes des véhicules produits.

Et ce n’est pas fini. Prenez l’exemple des voitures connectées qui seront 250 millions à rouler en 2020, un marché vers lequel les Google, Apple et autres Microsoft affûtent leurs appétits conquérants, forts de promesses mirifiques : selon Business Insider, les applications liées à ces voitures communicantes généreront, dans 5 ans… 152 milliards de dollars ! En face, c’est Bosch qui s’est déjà fait une spécialité des capteurs MEMS, clé de la connectivité (voir «Bientôt des pièces intelligentes ?») ; c’est encore lui qui vient d’acquérir Prosyst pour développer ses compétences dans la mobilité connectée c’est Valeo qui signe un accord de coopération technologique avec l’Allemand Peiker, spécialiste de télématique embarquée et de connectivité ; c’est encore Valeo qui balade, de Salons en Salons, sa voiture autonome. Et c’est Franck Cazenave, directeur du marketing et de l’innovation chez Bosch France, qui plaide pour la «nécessité d’installer des systèmes d’exploitation ouverts» dans les véhicules de demain. Et ce ne sont que des exemples : tous les équipementiers de rang 1 s’organisent pour garder ce contrôle des flux de données et les partager avec leurs clients, qu’ils soient constructeurs ou acteurs de la rechange et de la réparation indépendantes.

En même temps qu’ils se mettent en ordre de marche pour aider les constructeurs à garder le contrôle des voitures connectées, les équipementiers expriment de fait une autre volonté farouche. Ils se sont brillamment affranchis du joug des donneurs d’ordres automobile en se hissant à leur niveau de pouvoir et de marges. Ils n’ont évidemment pas envie d’être les futures victimes du combat pour le contrôle des données automobiles, initié par les impérialistes champions mondiaux de l’informatique et du digital cités plus haut. Même Sony vient d’investir dans une start-up japonaise focalisée sur les voitures autonomes…

Et demain, des équipementiers toujours « pro-rechange »?

Ce sont donc bel et bien les équipementiers qui investissent pour relever, pour leurs clients, les challenges de la voiture de demain. Et c’est bien la preuve d’un autre glissement : la première monte est non seulement définitivement devenue plus stratégique que la rechange, mais peut-être même est-elle devenue bien plus rentable.

Espérons que les équipementiers n’en oublieront pas pour autant les grands équilibres qui, hier, les servaient. Quand, privés de rentabilité par les chaînes de production des constructeurs, ils ne pouvaient que compter sur le lucratif marché de l’entretien-réparation pour se “refaire”. C’est largement grâce à cela que le marché des indépendants a toujours bénéficié de transferts de compétences équipementières qui l’ont rendu apte à suivre l’évolution technologique. Mais c’est aussi grâce à l’après-vente que les équipementiers ont pu survivre et investir quand, dans les années 80, les constructeurs européens les restructuraient à la hache pour relever alors leur propre défi industriel face à la concurrence mortifère des constructeurs japonais.

Les équipementiers garderont-ils cette saine habitude d’équilibre concurrentiel entre première monte et rechange, maintenant qu’ils se sont installés tout en haut de la chaîne alimentaire de l’industrie auto ou, à tout le moins, sur le même trône financier et technologique longtemps occupé par les seuls constructeurs ? Qu’ont-ils vraiment en tête ? Peut-être leur lobe industriel, tourné vers le long terme, leur conseille-t-il de garder durablement de vitales positions sur l’après-vente. Mais leur lobe financier, de plus en plus prégnant dans les états-majors des équipementiers, risque, lui, de s’enivrer de perspectives pavées d’or et de les rendre amnésiques.

Dans ce cas, la nature ayant autant horreur du vide que les distributeurs et les ateliers, émergeront ceux qu’on nous annonce depuis des lustres sans les avoir encore vraiment vus : des équipementiers spécialisés en rechange, nés peut-être de la revente fructueuse de divisions aftermarket, ventes décidées par les mêmes financiers pressés de s’enrichir…